ZIGUINCHOR- Sur la célèbre avenue Jules Charles Bernard (premier maire de la ville de 1956 à 1966), sans doute la plus passante, trônait la maison paternelle d’Ousmane Sembène. Il y a huit mois, cette demeure en banco tenait encore debout. Les nombreux usagers de la rue qui part du rond-point Jean-Paul II au boulevard des 54 mètres pouvaient la contempler sans savoir qu’il s’agissait de la maison où l’un des dramaturges aguerris de ce pays avait passé une partie de son enfance. C’est bien ici qu’il a grandi. Mais, aujourd’hui, tout est en lambeaux. Sur les lieux, l’on découvre un seul bananier qui résiste encore. Jadis lieu de rassemblement politique par excellence, souffle-t-on, cette maison est devenue un dépotoir de carcasses de véhicules et d’ordures de tout genre. Le constat est choquant ! Ce Docteur en Histoire et enseignant à l’Université Assane Seck de Ziguinchor habite à presque 100 mètres de la demeure paternelle d’Ousmane Sembène. Il s’est toujours intéressé à cet homme. Avec ses camarades, ils s’y rendirent il y a cinq ans de cela pour prendre le thé. Les œuvres du défunt écrivain étaient leurs principaux sujets de discussion. En revanche, il dit regretter de constater qu’un citoyen comme Ousmane Sembène soit «abandonné» et passé comme une simple étoile filante dans la ville qui l’a vu naître. «En voyant cette maison, je me demande bien ce que Sembène a fait de mal. Elle a été dans un état lamentable avant de tomber sous le regard de tous. La maison paternelle de Sembène, depuis huit mois, avec les fortes pluies, s’est complètement écroulée. C’est un amas de banco, une quincaillerie. C’est humiliant», déplore le Pr El Hadj Amadou Fall, insistant sur le fait que ce patrimoine devait être «religieusement préservé» au profit des générations futures. Tout comme le Pr Fall, cette jeune étudiante dans un institut privé de Ziguinchor pense que les autorités de la ville devraient entretenir l’héritage de Sembène. Tous les jours, elle passe sur ce site pour se rendre au marché Boucotte, empruntant la rue Samba Cissé. Ironie de l’histoire, elle n’a jamais su que la maison tombée en ruine appartenait aux parents du défunt cinéaste. Mieux, Alice Béatrice Sagna trouve «inadmissible» qu’une grande avenue ne puisse porter le prénom de ce célèbre homme de Lettres. De plus, affirme-t-elle, il n’est jamais trop tard pour bien faire. «C’est le moment de corriger cette incohérence. À Ziguinchor, nous avons beaucoup de rues qui portent les noms des Français, moins méritants que Sembène. Nous avons l’obligation de rendre hommage à vie à cet écrivain qui a participé à la libération intellectuelle des peuples du continent africain», préconise la jeune étudiante, Béatrice Sagna, soutenant qu’Ousmane Sembène, «qui a tout donné au Sénégal et à l’Afrique, ne mérite pas un tel sort».
Oublié à Ziguinchor et idolâtré à Ouagadougou
Dans la capitale régionale du Sud où il a appris à marcher, le cinéaste écrivain est juste considéré comme un citoyen ordinaire. Pas un seul site encore moins une petite rue ne porte son nom. Et pourtant, ce même Sembène est vénéré au pays des Hommes intègres, au Burkina Faso, pays de cinéma. Son talent y a fait de lui un citoyen africain modèle. Comme dit l’adage, nul n’est prophète chez soi. Ainsi, le 28 février 2009, avant même l’ouverture de la 21e édition du Festival du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), le Ministre burkinabè de la Décentralisation d’alors avait donné le nom d’Ousmane Sembène à l’avenue n°15 862. Outre cette avenue, une statue de Sembène Ousmane trône à la Place des cinéastes. Ce n’est pas tout. Car, dit-on, une salle de cinéma lui a été également dédiée à Ouagadougou. Cependant, le Pr d’Histoire à l’Université Assane Seck de Ziguinchor dit ne pas comprendre pourquoi Sembène a été omis dans sa ville natale et dans son pays alors qu’il est célébré pour toujours au Burkina Faso. «Il a un patrimoine riche, fabuleux. Mais, celui-ci est méconnu même des populations de la Casamance. On n’a pas géré son patrimoine matériel et immatériel. Il est ignoré, oublié. Sembène est un dinosaure culturel que nous avons perdu à jamais. C’est une catastrophe. C’est une méconnaissance ahurissante pour un homme qui a donné le maximum de son énergie, de son temps et qui a participé à ce qu’on peut appeler demain, une renaissance africaine», se désole-t-il. Avec son ouvrage «Les bouts de bois de Dieu» souvent comparé à «Germinal» d’Emile Zola, publié en 1885, l’enseignant en Sociologie qui avait rencontré l’écrivain, en 1969, lors d’une conférence à l’École nationale de police à Dakar, pense que Sembène méritait la reconnaissance de tous pour avoir été de tous les combats visant à libérer l’Afrique.
Faire du site un patrimoine national pour relancer le tourisme
Sembène est parti à jamais ! Mais, 14 ans après son décès, il est toujours vivant de par ses œuvres à l’image de «Xala» où il fustige la corruption, mais aussi l’impuissance des États, les mesquineries des uns et des autres. Pour le rendre encore plus vivant et permettre aux jeunes générations de s’approprier son legs, le Pr El Hadj Amadou Fall invite les autorités de la ville de Ziguinchor à construire un grand musée à son nom et faire de ce site un patrimoine national afin de promouvoir le tourisme culturel en Casamance. «Il faut construire sur le site un grand monument dans lequel on peut trouver une bibliothèque, une salle de cinéma, etc., parce que, c’est une grande rue passante. S’il y a de la volonté, on peut y arriver. Sembène mérite d’être porté dans nos cœurs parce qu’il est un patrimoine mondial. Mais, pour un départ, une rue doit d’abord porter son nom. C’est à nous de nous réapproprier notre patrimoine et notre histoire», soutient-il, insistant qu’il faut se battre pour y arriver. La culture lébou, diola, créole, manjack, sérère, baïnounk… C’était Sembène ! Fils de Moussa et de Ramatoulaye Ndiaye, il est parti à jamais. Sa pipe est jusque-là introuvable. Ce qu’on retient de lui dans la ville qui l’avait vu ouvrir les yeux pour la première fois, c’est la copie de son extrait de naissance dressé le 11 janvier 1923. Un acte d’état civil qui porte la signature de Mamadou Abdoulaye Sy, premier adjoint-maire d’alors, dans les années 1968. À part cela, le dramaturge est dans l’anonymat total !
LeSoleil