A Tivaouane, lorsqu’on assiste à ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « chants religieux », on n’est loin de s’imaginer l’effort de recherche littéraire derrière ce foisonnement des odes psalmodiés dans l’enceinte de la ville sainte ou dans les nombreux foyers de la Tijaniyya où Cheikh El Hadji Malick Sy envoya ses brillants Muqaddams.
Le plus surprenant et seulement compréhensible par une revisite de sa conduite faite de modestie et d’humilité, est que fin lettré et poète prolixe qu’il fut, Maodo a mis en avant la tradition de l’hommage à ses prédécesseurs. C’est son humilité altruiste qui donne à la personnalité et à l’œuvre de Cheikh El Hadji Malick leur dimension universelle. Cette attitude d’esprit rejoint parfaitement sa philosophie d’une vie sans apparats mais brillante par sa modernité toujours surprenante. C’est La Rochefoucault qui disait que « la modestie est au mérite ce que les ombres sont aux images dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief » !
A la place de son indétrônable Mîmiyya (ode en rime « m ») en matière de Sîra, ou encore son magnifique Rayyu Zam’ân, Cheikh El Hadji Malick a préféré et a choisi pour ses disciples la psalmodie du célèbre « poème du manteau » « Al-Burdah » d’Ab? ‘Abdall?h Muhammad ibn Sa’?d ul-B?s?r?, pourtant disciple de la confrérie Shadhiliyya et non de la Tijaniyya, mort en 1294 ap.JC.
Ce poème dont la récitation lors de la célébration de la naissance du Prophète de l’islam constitue un moment fort empreint d’une rare dévotion. Le choix est tout sauf anodin pour qui sait la symbolique d’un poème relatant la rencontre mystique avec l’aimé (le Prophète) au bout d’un parcours revisitant les étapes littéraires de l’ode classique, « la qacîda », du Ghazal à la consécration par le don du « manteau » prophétique à un ascète arrivé au terme de son Tawassul (intercession) !
De même, pour les habitués des récitals des grands ténors de Tivaouane comme El Hadji Mbaye Dondé Mbaye, on ne s’étonne plus de cette ouverture littéraire qui caractérise l’école de Tivaouane. En effet, il était, traditionnellement, inconcevable d’entamer les « chants religieux » sans effectuer cet autre voyage littéraire dans les confins de l’Orient, de l’Andalousie, comme de l’Ouest saharien où le célèbre poète de Shinguiti, en actuelle Mauritanie, un certain Ibn Muhayyab, avait, tel un orfèvre du Madîh (panégyrique), transformé en quintins (strophe de cinq vers), le dîwân du poète né à Cordoue en 604 de l’Hégire (env. 1207 ap.JC) du nom d’Ibn Ahmad Al-Fazâzî.
On pourrait multiplier les exemples en citant la Hamziyya du même Al-Bûsîrî, auteur de la Burdah, devenu un classique des cérémonies du Mawlid à Tivaouane comme dans les autres grandes cités de la Tijaniyya sénégalaise.
Ces aspects rarement explorés de la vie et de la philosophie de Cheikh El Hadji Malick Sy révèlent, en fait, bien des caractéristiques de sa pédagogie tout court. En s’inscrivant dans cette tradition de la célébration de la naissance du prophète de l’Islam déjà instituée chez les Mamlouks et perpétuée au Maghreb et chez les érudits du Bilâd Shinguit avec l’art du Madh al-Inshâdî (cantiques panégyriques), Cheikh El Hadji Malick a voulu faire de tous les instants spirituels comme profanes, de précieuses opportunités de s’enrichir de savoirs.
C’est Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al-Maktoum qui décrivait l’environnement de connaissances qu’avait créé Maodo et revivifié par Serigne Babacar Sy en usant d’une image selon laquelle à Tivaouane, c’est le savoir qui, à chaque instant, venait en votre quête ( Zamâna Kunnâ wa kâna al-ilm yatlubuna) et, généreusement, finissait par remplir et occuper tous les lieux (Rifqan wa kâna al-ilm fî kulli qâ’âti). C’est cela la philosophie de cette célébration du Mawlid ; la transformation de chaque instant en opportunité de s’instruire et en chance supplémentaire de se réaliser spirituellement.
En chantant la Burdah, on est vite plongé dans l’univers poétique et mystique de cette fin du 13e siècle au moment de l’éclosion d’un soufisme renaissant, bien avant l’ère des socialisations confrériques, à partir du 14e.
En chantant la Burdah dont le refrai, au Sénégal, est désormais, par l’œuvre de Maodo, devenu plus célèbre que qifâ nabki- comme diraient les Arabes-, on est aussi, subrepticement, soudain, d’un moment aux apparences profanes par le biais du chant, au travers d’une poésie qui libère l’amour envers l’Elu, emporté vers l’éternité de la réalité Muhammadienne.
Du coup, par l’instauration des récitals de la Burdah à Tivaouane, Cheikh El Hadji Malick montre la voie d’une ouverture aux autres, enseigné un altruisme débordant de générosité intellectuelle et littéraire délaissant ses plus beaux poèmes dédiés au Prophète de l’islam et initiant ses disciples à la délectation d’une production panégyrique venue d’ailleurs mais versant dans la même tradition de l’amour du Prophète.
Et, en à peine une dizaine de jours, l’école de Maodo offre, entre autres opportunités de connaissances, ce voyage dans l’univers littéraire et mystique d’un soufisme apaisant et rafraîchissant, porteur d’un message de paix et d’amour universel, rappelant l’essence même de l’islam.
Dr. Bakary Sambe