Dans le cadre d’un dossier qu’il a consacré au Mali, le journaliste sénégalais Hussein Bâ alerte sur les dangers sécuritaires qui guettent le Sénégal, frontalier du Mali. Dans le deuxième numéro de ce dossier que Seneweb publie en quatre parties, l’ancien collaborateur de « Sud Hebdo », également collaborateur des présidents Amadou Toumani Touré (ATT) et Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) au Mali pendant plusieurs années, explique, dans ce numéro, les raisons qui ont amené la France à perdre le Mali après la reconquête de Tombouctou et Gao.
L’intervention française au Mali était dans l’air à la fin de l’année 2012. L’Afrique, dont un de ses membres était victime d’une agression menaçant son existence, était incapable de réunir les moyens humains, matériels et financiers pour lui porter secours. Il fallait, pour elle, organiser des « conférences de donateurs » (sic) afin de trouver les quelque 375 millions de dollars – ou la moitié –nécessaires, que tout le continent ne pouvait pas ou ne voulait pas réunir.
À Bamako même, une junte dirigée par le tonitruant capitaine Sanogo détenait la réalité du pouvoir malgré la présence d’un président de transition, M. Dioncounda Traoré, ancien président de l’Assemblée nationale. Les « glorieux » putschistes étaient davantage occupés à piller de ce qui restait des maigres deniers de l’État que de s’engager corps et âme dans la reconquête de leur patrie occupée.
Le 20 décembre 2012, par la résolution 2085, le Conseil de sécurité des Nations Unies autorise le déploiement, sous conduite africaine, d’une mission internationale de soutien au Mali (MISMA). C’était trop tard ! Au début de l’année 2013, Iyad Ag Ghali, chef touareg de l’organisation Ansar Dine, qui occupe le Nord en compagnie de l’AQMI et du MUJAO, prend une décision qui va accélérer la cadence de l’Histoire : la descente vers le Sud. La coalition confère longuement dans les environs de la commune de Bambara maoundé, dans le cercle de Gourma Rharous. À partir de là, deux groupes se dirigent séparément vers le Centre : l’un descend sur la commune de Konna et l’autre fait cap sur la ville de Diabali, dans le cercle de Niono.
Quand la France combat le « djihadisme » au Sahel tout en armant les mêmes « djihadistes » en Syrie
Pour rallier leur objectif, les envahisseurs ont-ils utilisé des moyens rudimentaires (pirogues et bêtes de somme), ou des engins camouflés pour se protéger des caméras à infrarouge des avions espions qui ronronnaient dans le ciel ? Ou encore, en petits convois de véhicules afin d’éviter que la panache des fumées d’une logue colonne n’attire la curiosité du ciel ? C’est un débat superflu, car la constante historique est que, d’une manière ou d’une autre, ils ont pu atteindre leur objectif et en masse.
Dès le 9 janvier, leur présence aux abords de Konna était signalée par les habitants. C’est le branle-bas à Bamako. Le président de la Transition, Dioncounda Traoré, était favorable à une intervention française immédiate pour stopper l’avancée des assaillants. La junte était farouchement contre pour une raison toute simple : une présence des forces étrangères allait changer les rapports de force internes.
La France aussi avait d’autres objectifs stratégiques au Mali, à savoir, empêcher la création d’un « Sahélistan » qui menace directement les frontières Sud de l’Europe, la sanctuarisation de ses alliés stratégiques de la côte Atlantique – Côte d’Ivoire et Sénégal – et une revanche sur l’Histoire, des décennies après la fermeture de sa base de Tessalit par le nationaliste Modibo Keita. Posture paradoxale d’un pays qui veut combattre le « djihadisme » au Sahel en armant les mêmes « djihadistes » en Syrie !
Le 10 janvier 2013, la coalition des groupes armés attaque Konna au petit matin. Avant 18 h, l’armée malienne était en déroute. Les soldats n’étaient plus motivés, en partie à cause du comportement de leur hiérarchie à Bamako. La prochaine cible des « djihadistes » était Mopti, en passant par Sévaré. Mopti était le dernier verrou militaire avant la capitale. Iyad Ag Ghali voulait-il se frayer un chemin pour aller conquérir Bamako et y proclamer l’avènement d’un émirat islamique d’obédience wahhabite ou voulait-il simplement conquérir Mopti pour sécuriser l’aéroport Ham Bodédio afin d’empêcher le déploiement de la force internationale sans cesse annoncée ? Nous y reviendrons plus loin.
Le président de la Transition Dioncounda Traoré décide de faire appel à la France pour une intervention immédiate sous le chapitre 51 de la Charte des Nations Unies. Craignant des représailles des militaires aux aguets qui menaçaient de marcher sur Koulouba en cas d’une demande d’intervention terrestre de la France et aussi du courroux du grand Chérif de Nioro, un homme très influent dont le père fut déporté par l’administration coloniale et donc hostile à l’intervention française sur le territoire malien, le président de la Transition se contentera d’une demande d’intervention aérienne dans sa première requête.
Paris refuse cette proposition, arguant que depuis la guerre en Irak, il est prouvé qu’une intervention aérienne était insuffisante pour gagner une guerre. Le président Traoré chargera sa garde rapprochée (le Secrétaire général Ousmane Sy et le Conseiller diplomatique Brahim Soumaré, fils du Général Abdoulaye Soumaré, fondateur de l’armée malienne) de proposer une nouvelle mouture où il sera question d’ « une intervention aérienne immédiate de la France, d’appui renseignement et appui – feu ». « Appui – feu », concept très large, pouvant justifier toutes les gammes d’intervention utilisant le feu des armes.
La lettre de Diocounda Traoré contenait aussi une clause confidentielle de protection juridique des troupes françaises au Mali. Une clause qui sera formalisée plus tard avec un document de référence nommé « Sofa ». Pour conférer à l’intervention une légalité internationale supplémentaire, la France obtiendra du Conseil de sécurité, réunie en urgence dans la nuit du 11 janvier, une déclaration qui appelle « les États membres à aider les forces de défense et de sécurité maliennes à réduire la menace représentée par les organisations terroristes et affiliées ». On remarquera ici la valeur juridique d’une simple déclaration de cette instance comparée à une résolution numérotée.
Le 11 janvier, l’armée malienne repart à l’offensive avec l’appui des forces spéciales du dispositif « Sabre », avec des hélicoptères décollant du site DjIbo, au Burkina Faso. L’opération « Serval » est déclenchée. La ville de Konna est reconquise après une bataille au cours de laquelle l’armée malienne fera preuve d’héroïsme. Le 14 janvier, l’autre groupe de « djihadistes » attaque la commune de Diabali où ils y délogent l’armée malienne qui se replie avant de repasser à l’offensive.
Au même moment, un groupe de commandos français est pré-positionné devant le barrage de Markala pour sécuriser le précieux ouvrage. Les mirages 2000 D du dispositif « Epervier » au Tchad entrent en action. Une colonne motorisée de l’opération « Licorne » en Côte d’Ivoire s’ébranle en direction du Mali, à vive allure.
Les premières troupes africaines de la MISMA débarquent dans le sillage de l’intervention française ; elles auront comme tâche la sécurisation des zones libérées, à l’exception des troupes tchadiennes qui ont accompagné l’armée française dans les batailles du Nord, notamment dans l’Adrar des Ifoghas. La MISMA est relayée par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) à partir du 1er juillet 2013.
Le nom du président français François Hollande est donné à des nouveau-nés
L’armée malienne évoluant sur le terrain accueille d’un bras fraternel ses nouveaux « partenaires » français. Ensemble, c’est la reconquête rapide de plusieurs localités du Nord sous le joug des « djihadistes », dont Tombouctou et Gao. Le peuple malien acclame la France, les drapeaux tricolores pavoisent les rues, avenues et balcons des grandes villes. Le nom du président français François Hollande est donné à des nouveau-nés. Le 2 février, le chef de l’État français effectue une visite triomphale dans Tombouctou libérée. C’est l’apothéose !
Cependant, à des centaines de km au Nord de « la cité des 333 Saints », c’est une autre scène contrastée qui s’y déroule. En déroute partout, les « djihadistes » se réfugient dans le massif de l’Adrar des « Ifoghas », une forteresse naturelle qui enjambe la frontière algéro-malienne. À Kidal précisément, la capitale des « Ifoghas », l’heure est aux manœuvres suspectes. Du jour au lendemain, on y annonce la naissance d’une nouvelle organisation : le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA). Un rapide examen de sa composition révèle une tentative de recyclage des éléments « djihadistes » d’Iyad Ag Ghali. Le porte-parole du nouveau mouvement ne serait que… l’ancien porte-parole d’Ansar Dine.
Pour faire bonne figure, le MIA rallie Mohamed Ag Intalla, le fils de l’Amenokal des « Ifoghas », Intalla Ag Attaher, en compagnie de son frère Alghabass Ag Intalla, proche d’Iyad Ag Ghali. L’un des concepteurs de cette métamorphose ne serait que Ahmada Ag Bibi, l’homme qui servirait d’intermédiaire entre Iyad Ag Ghali et les Français.
Pendant ce temps-là, le MNLA qui avait été chassé de la ville de Kidal par les « djihadistes », avant l’intervention française, réoccupe une partie de la ville. Les deux mouvements, MNLA et MIA proclament séparément leur volonté de lutter contre le « terrorisme ». Dans la foulée, le MNLA annonce la capture de deux grands « terroristes » en fuite, Mohamed Ag Mohamed et Oumaini Ould Baba. La DGSE française tire les ficelles en coulisses. Son tropisme pro-Touareg est de notoriété publique.
C’est dans cette ambiance que débarquent à Kidal les éléments précurseurs de l’armée française pour la future bataille de Tigharghar : les commandos de l’armée de l’air N°10, une unité des forces spéciales, les commandos de l’infanterie marine du premier RPIM (Régiment des Parachutistes de l’Infanterie Marine). Ils prennent contact avec le chef d’état-major du MNLA, le légendaire colonel Najim. Les Français ne voulaient pas traiter publiquement avec le MIA qui était trop sulfureux. D’ailleurs, ce mouvement mort-né se sabordera pour devenir HCUA (Haut – Conseil pour l’Unité de l’Azawad), signataire plus tard au sein du CMA (Conseil des mouvements de l’Azawad) de l’accord de paix et de réconciliation avec Bamako en 2015. Ces deux dirigeants emblématiques deviendront des députés, élus sur la liste du RPM (Rassemblement pour le Mali), parti d’IBK. Comprenne qui pourra !
Les Français récupèrent donc le MNLA pour, disent-ils, profiter de sa connaissance du terrain afin d’atteindre d’autres objectifs : extirper les derniers « djihadistes » refugiés dans l’Adrar et libérer leurs otages au nombre de sept (7), qui seraient détenus, selon les renseignements de la DGSE, au niveau du massif de Tigaharghar. Ils inventent une formule langagière pour se prémunir d’accusations de collusion avec un mouvement qui, quelques mois plutôt, avait proclamé l’indépendance de l’Azawad : « Patrouille en commun et non une patrouille commune ».
La France était déjà dans un schéma de traitement différent de Kidal par rapport à Gao et Tombouctou. Pour le MNLA, il est hors de question de voir l’armée malienne revenir en masse à Kidal avant un accord global.
Essayons de voir, en toute objectivité, les arguments en présence pour en tirer une conclusion honnête. Les partisans d’un traitement différentiel de Kidal, particulièrement le ministère français de la Défense dirigé à l’époque par M. Jean Yves Le Drian, avançaient plusieurs arguments du point de vue des intérêts français et de l’intérêt général, selon eux. Entre autres :
– la France n’a pas vocation à soutenir l’armée malienne à reconquérir une ville malienne tenue par un groupe armé malien qui a des revendications qui datent de très longtemps ;
– la solution armée est impossible, il faut un règlement politique ;
– si la France devait s’engager dans une opération hostile contre les Touaregs, elle risquerait de perdre un soutien dans une région en proie à une instabilité chronique et, pire, elle se mettra à dos les « Ifoghas » de l’autre côté de la frontière au Niger et ce qui mettra en péril l’exploitation des mines d’uranium d’Arlit.
– enfin, pour retrouver les otages, le concours du MNLA était nécessaire compte tenu de sa connaissance du terrain.
Les contestataires de l’option du traitement différentiel de Kidal, dont l’ambassadeur de France au Mali, Christian Rouyer, assurent que la France risque d’y perdre beaucoup, notamment la fin de l’idylle avec l’opinion malienne. Il fallait, disent-ils, accompagner l’État central dans la reconquête intégrale de son territoire, quitte à encadrer l’entrée de l’armée malienne à Kidal pour éviter d’éventuelles exactions. Christian Rouyer sera limogé séance tenante. En vérité, la France aura commis une erreur monumentale qu’elle paye encore aujourd’hui en termes d’impopularité, car les Maliens étaient choqués et outrés par ce comportement.
L’opinion publique française devrait se demander comment une sympathie générale et fervente s’est transformée en hostilité ardente ?
Hussein BA