Le fils de l’ancien « Guide » de la Jamahiriya a donné une interview au « New York Times ». Il y fait part sans détour de ses ambitions politiques dans la perspective de la présidentielle prévue en décembre.
Avec la victoire des talibans en Afghanistan, l’actualité internationale a pris des airs désespérants de Retour vers le futur. La Libye n’est pas en reste. Silencieux depuis près de dix ans, c’est dans les pages du New York Times que Seif el-Islam Kadhafi, « fils de », est réapparu fin juillet.
Exit les lunettes ovales de technocrate, le costume impeccablement coupé et la barbe de trois jours que connaissaient ses interlocuteurs occidentaux : le deuxième fils du « Guide » leur préfère désormais une pilosité abondante de vénérable cheikh, le bicht (une cape traditionnelle portée dans le Golfe) aux bordures dorées et un turban attaché à la façon d’un pirate. Un accoutrement soigneusement étudié : il ne déplairait sans doute pas à Seif el-Islam que l’on voie dans sa traversée du désert, qui aura duré presque dix ans, une longue retraite spirituelle durant laquelle il a consacré l’essentiel de son temps à méditer sur les malheurs des siens.
Homme libre
Depuis la mort de son père en 2011 et son arrestation consécutive dans le sud de la Libye par une brigade révolutionnaire originaire de la ville de Zintan, Seif el-Islam séjourne dans cette même région montagneuse de l’Ouest. Condamné à mort par un tribunal de Tripoli en 2015, réclamé par la Cour pénale internationale (CPI) pour sa participation à la répression en 2011, il n’a jamais été livré par ses ravisseurs. « On peut même dire qu’il a été protégé, abonde un familier du dossier libyen. Le chef de tribu qui l’a installé chez lui, qui était un anti-kadhafiste en 2011, est devenu l’un de ses meilleurs amis. »
C’est donc en homme libre que Seif el-Islam a reçu le reporter américain Robert Worth. À qui il a confié ce qui ne relevait certes que d’un secret de polichinelle : son espoir d’un retour en politique, dans la perspective des élections présidentielle et législatives qui doivent avoir lieu en décembre.
LE CONTEXTE INTERNATIONAL POURRAIT DONC DONNER DES AILES À UNE CANDIDATURE DE SEIF EL-ISLAM
C’est qu’en dix ans d’éclipse du clan Kadhafi, la Libye semble surtout avoir plongé un peu plus dans le chaos. Une situation que Seif el-Islam a beau jeu de constater, sans risque de se voir contredit : « Il n’y a pas d’argent, pas de sécurité. Il n’y a pas de vie ici. Allez dans une station d’essence, il n’y a pas de diesel. Nous éclairons la moitié de l’Italie et nous avons des coupures de courant. C’est davantage qu’un échec. C’est un fiasco. »
Désir d’homme providentiel
Le propos résonne singulièrement avec l’inventaire décennal des Printemps arabes, lesquels ont donné lieu à des restaurations autoritaires, comme en Égypte, ou provoqué la paralysie de l’État, comme en Tunisie, voire sa dislocation, comme en Libye… « Il y a en ce moment, y compris dans certains pays européens tels que la France, une approche du type « On vous avait prévenu » à propos des révoltes d’il y a dix ans, décrypte le chercheur libyen Anas el-Gomati. Il y a cette idée selon laquelle les changements de régime ne fonctionnent pas. Le contexte international pourrait donc donner des ailes à une candidature de Seif el-Islam. »
De Tripoli à Beyrouth en passant par Tunis, la colère monte en effet contre l’incompétence et la corruption des personnels politiques. Le fils du Guide semble chercher à capitaliser sur ce rejet général, corollaire d’un désir d’homme providentiel capable de nettoyer les écuries d’Augias. Et en Libye naturellement, en tout cas selon Seif el-Islam, cet homme ne peut être qu’un Kadhafi. Dans ce contexte, une absence de dix ans de la scène politique équivaut à une virginité retrouvée aux yeux de certains Libyens – un sondage accorde même 57 % d’opinions favorables à Seif el-Islam dans l’une des trois grandes régions du pays.
LES RÉSEAUX DE KHALIFA HAFTAR SONT PEU OU PROU LES MÊMES QUE CEUX DE SEIF EL-ISLAM, DES ANCIENS OFFICIERS DE L’ARMÉE AUX LEADERS TRIBAUX
« L’idée selon laquelle la démocratie peut attendre et qu’il y a besoin d’un leadership fort en Libye est partagée par tous les pays de la région », abonde le familier du dossier libyen déjà cité. Lui-même fait part de l’inquiétude des États du Sahel face au retour incontrôlé des mercenaires africains sur leur territoire.
Reste qu’en l’absence de Seif el-Islam, d’autres figures à même de respecter ce cahier des charges ont émergé, en particulier le maréchal Khalifa Haftar, qui éprouve en grande partie le même scepticisme anti-démocratique que le premier. « Ils ne partagent pas seulement cette rhétorique, remarque Anas el-Gomati. Les réseaux de Khalifa Haftar sont peu ou prou les mêmes que ceux de Seif el-Islam, des anciens officiers de l’armée aux leaders tribaux, en passant par quelques villes comme Sebha, Syrte, Bani Walid ou Tarhouna. Ce tissu constitue l’État profond de la Jamahiriya, il est toujours en place. » Un réseau pour le contrôle duquel les deux hommes sont en compétition, selon le spécialiste.
Le « glaive de l’islam », perçu avant 2011 comme un espoir de réforme de l’intérieur du système libyen, avait fini, avec les premières manifestations anti-régime, par adopter le discours musclé du père. Accusant des « toxicomanes et des criminels » d’être derrière la vague de contestation en 2011, Seif el-Islam Kadhafi avait alors prévenu : « Nous aurons besoin de quarante ans pour atteindre un accord afin de diriger le pays, car chacun voudra devenir président ou émir. » Il semble aujourd’hui savourer la justesse de ses prédictions. « Ce qui s’est passé en Libye n’était pas une révolution. Vous pouvez parler de guerre civile, ou de jours sombres », diagnostique-t-il quelque dix ans après les événements.
Avec un tel pedigree, il y a lieu de craindre qu’il ne fasse pas grand cas du processus électoral enclenché par l’ONU et le nouveau gouvernement libyen. D’autant que ses ennuis judiciaires au niveau international pourraient tout bonnement l’empêcher d’exercer des responsabilités. « Qu’il y aille lui-même ou qu’il se fasse représenter, Seif el-Islam respectera le principe des élections », croit savoir Anas el-Gomati. Lequel rappelle d’ailleurs que la mouvance kadhafiste a déjà présenté des candidats lors du forum libyen qui a désigné le nouveau gouvernement d’unité nationale en février. « A-t-il pour autant l’ambition de mettre sur pied une démocratie ? Absolument pas », prévient-il.
Manipulations russes
Le fils du Guide peut en tout cas compter sur un allié international de poids : la Russie. Moscou, qui n’a de cesse de rappeler que la mission de l’ONU à laquelle elle avait donné son accord en 2011 avait outrepassé ses prérogatives en éliminant Mouammar Kadhafi, n’a jamais rompu le contact avec la famille. « Ce dont la Russie n’était pas capable en 2011, elle sait le faire aujourd’hui », souligne Anas el-Gomati, qui évoque des opérations de manipulation de l’opinion via les médias et les réseaux sociaux.
« S’ils sont parvenus à le faire aux États-Unis, il n’y a aucune raison que les Russes n’y arrivent pas en Libye. » Le groupe d’Evgueni Prigojine, le patron de la société militaire privée russe Wagner, très présente en Libye et liée au Kremlin, détient ainsi 50 % d’Al-Jamahiriya TV, acquise à la cause de Seif el-Islam. Depuis 2019, les Russes apportent ainsi une assistance financière et technique à la chaîne de télévision, qui diffuse désormais quasi en continu.