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Russie : « Le scénario russe en Ukraine pourrait se propager rapidement à d’autres frontières européennes »

Alors que des bombardements ont été observés à Stanitsa Louganska, sur la ligne de front dans l’est de l’Ukraine, l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses s’accusent mutuellement de « provocations« . Que cela traduit-il de la stratégie, à court et long terme, de Vladimir Poutine ? Précisions avec Carole Grimaud Potter, professeur de géopolitique de la Russie.

Carole Grimaud Potter est professeur de géopolitique de la Russie à l’université de Montpellier et fondatrice du think tank Center for Russia and Eastern Europe Research.

Bombardements, annonces de retraits, violations du cessez-le-feu : qu’est-ce que ces agissements signifient de la part de la Russie ? 

Carole Grimaud Potter, professeur de géopolitique de la Russie à l’université de Montpellier : En effet, la Russie a annoncé un retrait mais sans préciser le nombre de soldats, ni l’endroit. Tout ce qu’on a vu, ce sont des vidéos russes de convois qui traversent le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie. On est donc dans un flou, mais qui est voulu, de manière à ce que les Occidentaux et l’Ukraine ne sachent pas à quoi s’attendre.

Les deux parties se rejettent la responsabilité des nombreuses violations de cessez-le-feu et de la dernière escalade qui s’est produite ces derniers jours, notamment pour le bombardement de cette l’école maternelle. D’un côté, les républiques auto-proclamées du Lougansk et de Donesk dénoncent depuis des semaines une tentative de la part de l’armée ukrainienne de vouloir lancer une offensive sur leurs territoires, et de l’autre côté, on soupçonne une invasion des troupes russes. Nous sommes donc toujours au même point.

La présence des troupes russes à l’Est de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie de pression et qui, tant qu’il y a pas d’invasion, pourrait être une stratégie qui dure pendant de longues semaines.

 Carole Grimaud Potter, professeur de géopolitique de la Russie à l’université de Montpellier

La Russie attend que l’Ukraine accepte de dialoguer avec les leaders du Lougansk et de Donesk. Si le conflit s’embrase dans le Donbass, chaque partie va rejeter la responsabilité sur l’autre. On aura donc très peu avancé.

En attendant, la présence des troupes russes à l’est de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie de pression et qui, tant qu’il y a pas d’invasion, pourrait être une stratégie qui perdure, pendant encore de longues semaines.

(Re)voir : Ukraine : la guerre est-elle imminente ?

Existe-t-il une réelle volonté de conflit de la part de la Russie ou cherche-t-elle seulement à établir un rapport de force face à une OTAN affaiblie ?

Depuis le début, cette stratégie est pensée pour établir un rapport de force maximal. Si la Russie remarque que l’Union européenne, les États-Unis et l’OTAN font bloc face à ses demandes et refusent une restructuration de la sécurité en Europe, elle ne se retira pas des frontières.

La Russie va finalement amasser un certain nombre de troupes et d’armes stratégiques, pourquoi pas de manière permanente comme avec la Biélorussie. Tout cela s’inscrit au lendemain de la réponse des Russes transmise aux États-Unis, qui mentionne que l’OTAN n’a absolument pas répondu aux requêtes russes et que la Russie serait obligée de réagir en employant des mesures militaires. Cette lettre a été rendue publique, et tous ces événements se déroulent à la suite de cette réponse.

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En quoi une désescalade des tensions ne signifiera pas un affaiblissement de la stratégie de Poutine ? 

L’Ukraine est traitée par la Russie comme un conflit interne qui doit être réglé dans le cadre des accords de Minsk. En ce qui concerne la sécurité européenne telle que la voudrait la Russie, ses considérations restent essentielles. Si elles ne sont pas reconnues, elle va construire sa propre sécurité aux frontières européennes et faire poids sur ce qui est déjà en place.C’est d’ailleurs ce qui se passe du côté de l’OTAN. On voit que les États-Unis envoient du matériel, des troupes et qu’elle se renforce en Pologne. De l’autre côté, nous aurons la même chose sur la frontière biélorusse avec ses voisins européens.

Une invasion de l’Ukraine n’est pas dans l’intérêt russe.

 Carole Grimaud Potter, professeur de géopolitique de la Russie à l’université de Montpellier

Vladimir Poutine savait pourtant que l’OTAN ne refuserait jamais l’entrée de l’Ukraine en son sein. Tout cela est donc une façon détournée de reconstruire une sécurité européenne favorable à la Russie tout en dénonçant la non-participation de l’Otan. Les Russes pourront toujours se défendre d’avoir proposé une désescalade, une démilitarisation, le retrait des troupes de l’OTAN …

 Vladimir Poutine souhaite-t-il principalement s’adresser aux Américains ? 

Les tentatives d’Emmanuel Macron n’ont pas été suffisamment efficaces dans le cadre des accords de Minsk. Le lendemain de sa venue à Kiev, nous avons eu droit à neuf heures de négociations au Format Normandie qui ont totalement échouées. Si la Russie avait eu l’espoir que l’Union européenne puisse faire poids à Kiev et obtenir une quelconque avancée, leur déception a été très grande.

(Re)voir : Crise ukrainienne : Moscou croit dans un règlement diplomatique

On voit cependant qu’il va y avoir d’autres rencontres, entre Bliken et Lavrov par exemple. Le dialogue reste donc ouvert. On peut toujours espérer une désescalade, mais celle-ci passerait par les accords de Minsk concernant l’Ukraine. Au sujet de l’architecture et la sécurité européenne, c’est un autre aspect de la question que la Russie accuse les États-Unis d’éviter.TV5MONDE : Est-ce vital que les Occidentaux ne rentrent pas dans le jeu de Poutine et s’en tiennent à une « guerre des mots » ?

Il s’agit d’une guerre des mots mais aussi d’une guerre de l’information avec ces invasions imminentes qui finalement ne se produisent pas. Cette guerre des mots fait partie de la pression, en prétextant des sanctions « que la Russie n’aurait connu » et en faisant des menaces militaires à demi-voilées. À la fin, tout le monde s’attend à une invasion. Mais au final, rien n’aboutit.

(Re)lire : Crise russo-ukrainienne : comment les Russes perçoivent-ils l’escalade des tensions ?
De toute manière, je ne pense pas qu’une invasion soit comprise dans la stratégie de la Russie. Ce n’est dans tous les cas pas dans son intérêt. Le poids des sanctions économiques serait très dur pour la population. Envahir l’Ukraine signifierait que les accords de Minsk seraient définitivement enterrés.

Or, le but de la Russie est de récupérer ces républiques autoproclamées afin qu’elles soient un cockpit d’observation et d’influence sur la politique interne de l’Ukraine. Une sorte de trait d’union entre la Russie et l’Ukraine. Mais si la Russie comprend que l’OTAN ne cédera jamais, cette stratégie pourrait s’appliquer même à d’autres frontières, comme en Biélorussie ou aux frontières avec les pays baltes. On assisterait alors à un vrai scénario de guerre froide.