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Guerre en Ukraine-Gaz russe : pourquoi l’Europe n’a pas d’autre choix qu’un embargo

Entretien. Un mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, la guerre s’inscrit dans la durée, tout comme les sanctions européennes et occidentales. Dépendante des importations de gaz russe à hauteur de 40%, l’UE est exposée à une coupure du robinet énergétique par le Kremlin. Un scénario qui n’est plus à exclure. Pour l’expert en politique énergétique et professeur à Sciences Po Thierry Bros, l’Europe doit sans plus tarder imposer un embargo sur les énergies fossiles russes en limitant au mieux ses impacts négatifs.

Vladimir Poutine veut faire payer en roubles les importations de gaz par les « pays hostiles », Pologne, Allemagne et Autriche refusent. Peut-on dire qu’une nouvelle guerre du gaz vient de commencer ?

Thierry Bros, professeur à Sciences Po et expert en énergies: Non je ne crois pas, c’est plus une guerre de communication. Ce que demande Vladimir Poutine est irréaliste car il faudrait que la partie adverse ç’est à dire l’acheteur, allemand, polonais ou français, accepte.
Dans ces contrats de très long terme sur 10-15 ans, lorsqu’une partie fait une demande, l’autre partie va demander quelque chose d’autre en échange : cela pourrait être un contrat plus court, moins coûteux, ou avec des volumes moindres. Il n’y a aucun intérêt à accepter ce changement de devise en roubles. Poutine ne fait qu’ouvrir la boîte de Pandore. On peut lui répondre que l’on souhaite discuter, cela prendra des mois. On peut refuser et s’il n’est pas d’accord il peut aller devant un tribunal d’arbitrage international, cela prendra des années.

Faire payer en roubles le gaz : quel est l’enjeu d’une telle mesure ?

Thierry Bros : À mon avis, l’enjeu est de récupérer des roubles qu’il puisse réutiliser dans son économie étant donné les difficultés pour changer des devises à cause des sanctions occidentales. C’est aussi un moyen de stabiliser le rouble, pour que nos sociétés européennes achètent du rouble et fassent remonter son cours.

Est-ce une réponse aux sanctions occidentales ?

Thierry Bros : Je ne pense pas car il faut que les deux parties soient d’accord. Une réponse aux sanctions occidentales seraient de couper le robinet de gaz et donc de prendre une décision politique. Dans le cas présent, c’est plutôt un affichage de communication de la part de quelqu’un qui est un peu acculé à des actes irréalistes.

Un embargo cela rapporte environ un milliard d’euros par jour de facture énergétique économisée qui comprend le gaz, le pétrole et le charbonThierry Bros, professeur à Sciences Po et expert en énergies

Étant donné la dépendance de l’Europe au gaz russe, et à des degrés variés, comment les 27 peuvent-ils  répondre collectivement ?

Thierry Bros : Comme on l’a vu dans le communiqué de presse de TotalEnergies, il y a deux choses dans les importations : des importations à prix spot qui se font à un instant T et des importations qui se font avec des contrats de moyen et long terme. TotalEnergies parle de contrat d’un an pour le pétrole. Dans le gaz, les contrats durent beaucoup plus longtemps puisque les plus longs vont s’arrêter en 2035.

Alors que faire ? En fait, les sociétés privées ne peuvent qu’honorer leurs contrats. C’est ce que l’on voit dans les volumes de gaz russe. Il n’y a plus de volumes au comptant car les Russes les avaient arrêtés déjà en 2021. Mais pour les contrats à long terme, Gazprom les honore, les sociétés européennes lui demandent chaque jour des nominations de volumes, et ces volumes demandés sont effectivement livrés et payés.

La dépendance des pays de l'Union européenne aux importations de gaz russe 

La dépendance des pays de l’Union européenne aux importations de gaz russe

 Si les sociétés privées n’ont pas le choix, que peuvent faire les États européens ?

Thierry Bros : La seule chose que l’Union européenne puisse faire est de mettre en place un embargo sur le charbon, le pétrole et le gaz. C’est compliqué car l’idée est de porter plus préjudice à la partie adverse qu’à soi-même. Il faut donc voir ce que cela va rapporter et ce que cela va coûter. Niveau bénéfice : l’embargo rapporte environ un milliard d’euros par jour de facture énergétique économisée sur le gaz, le pétrole et le charbon. C’est ce que nous demande le président ukrainien Volodymyr Zelenski.
Niveau coût : l’embargo va malheureusement nous coûter une récession et peut-être un risque systémique. On voit bien que les pays européens sont assez réticents à cet embargo. La politique énergétique suivie ces 15 dernières années, en particulier par Mme Merkel, est une politique qui montre son incompétence. Et pour cause, nous sommes beaucoup trop dépendants du pétrole et du gaz russes. Au final, il n’y aura pas d’autre solution que de mettre un embargo et de voir en Europe une récession.

à la fin de l’année, on met en place un embargo sur le gaz car on aura rempli nos stocks et cela nous permettra de passer l’hiver prochain, après quoi nous aurons 18 mois devant nous pour trouver des alternatives.Thierry Bros, professeur à Sciences Po et expert en énergies

Au Sommet de Versailles, l’UE a refusé un embargo sur les importations de gaz russe, est-ce un aveu de faiblesse ou plutôt une question de réalisme ?

Thierry Bros : C’est un aveu de faiblesse. Aujourd’hui il faut plus être pragmatique que dogmatique. Le pragmatisme nous commande d’arrêter de financer la guerre en Ukraine et donc de mettre en place cet embargo. Le pragmatisme des chefs d’Etat est de se dire qu’en instaurant cet embargo, il y aura une récession en Europe et comment faire pour l’atténuer le plus possible.
J’ai récemment publié une proposition qui est de mettre en place un embargo par étapes. D’abord, on commence par le charbon car c’est une énergie que l’on veut abandonner. Ensuite on se passe du pétrole et des produits pétroliers russes. Cela est plus compliqué pour les coupes de diesel dont nous sommes dépendants parce que nos raffineries n’en produisent pas assez. Et puis à la fin de l’année, on met en place un embargo sur le gaz car on aura rempli nos stocks et cela nous permettra de passer l’hiver prochain, après quoi nous aurons 18 mois devant nous pour trouver des alternatives.

 Quelle serait la pire mesure pour l’Europe prise par Poutine en matière énergétique ? La fermeture du robinet de gaz ? 

Thierry Bros : La pire mesure est de lui laisser nous dicter un agenda. Mieux vaut une communication sur un embargo à venir plutôt que de se réveiller tous les matins en se demandant : va-t-il ou pas couper le robinet de gaz parce que c’est là où il est le plus fort ? Si nous présentons de façon unie un embargo en trois étapes comme je l’ai proposé, il serait très gêné. La moitié du milliard d’euros quotidien disparaîtrait lorsque les coupes pétrolières seraient mises en places, dès les prochaines semaines. Et la totalité des revenus dès la fin de l’année. À mon avis, Poutine ne pourrait pas faire grand chose.

 Parmi les alternatives envisageables aux importations d’énergies fossiles russes, quelles sont les plus prometteuses et les plus réalistes ?

Thierry Bros : Depuis 15 ans, nous avons eu une politique énergétique incohérente et donc en cas d’embargo, il y a un risque systémique, c’est à dire d’avoir de nombreuses sociétés qui font faillite et donc de ne plus être en capacité de fournir l’énergie à nos concitoyens. La question qui se pose est comment peut-on à l’avance résoudre ce risque systémique. Certains proposent un prix plafond sur les marchés : je n’y crois pas du tout car les marchés fonctionnent justement sans prix plafond. Non seulement cela n’enlèverait pas un risque systémique, mais créerait aussi plus tard un autre risque sur l’intérêt du marché européen.

 Quelles mesures préconisez-vous ?

Thierry Bros : Je proposerai de suspendre le mécanisme de marché de CO2 [NDLR, qui permet aux entreprises ayant une faible empreinte carbone de revendre leurs permis de polluer], car cela aboutit à un prix élevé du CO2 mais qui ne permet pas de nettoyer nos pollutions. En effet, le principe du pollueur-payeur visait à baisser nos émissions, mais on se rend bien compte qu’en temps de guerre on va être obliger de brûler tout ce que l’on a à disposition que ce soit du charbon, du gaz ou d’autres produits pétroliers pour générer de l’électricité. Par ailleurs, mettre un embargo sur le pétrole cela signifie aussi qu’on relâche en même temps des stocks stratégiques de pétrole et d’autres produits pétroliers.

C’est une position pragmatique avec des éléments de flexibilité dont on dispose, à savoir les stocks stratégiques, la capacité d’utiliser des centrales à charbon ou des centrales à gaz de façon indifférente.
Il y a aussi l’efficacité énergétique : c’est le moment d’expliquer à nos concitoyens qu’en raison de la guerre il va falloir que nous fassions tous des efforts et réduire notre consommation énergétique.
Dernier point, le nucléaire en plus de toutes les énergies renouvelables, cela ne sera pas pour demain. Par exemple, selon le programme du président Macron, les premières nouvelles centrales nucléaires en France sont attendues à l’horizon 2035. Il y a donc un délai de 15 ans pour trouver des solutions alternatives.

 Comment combler les besoins énergétiques à court terme ?

Thierry Bros : A mon avis, la solution la plus raisonnable est d’aller discuter avec les autres grands producteurs de gaz pour les inciter à produire pour les 15 prochaines années du gaz supplémentaire. Il y a en premier lieu la Norvège, un pays ami et proche qui à notre demande pourrait accepter de faire les investissements nécessaires pour produire plus. Le Qatar a lancé ses investissements dans le gaz naturel liquéfié et cela aboutira dès 2025. Et puis il y a aussi les États-Unis, et l’intérêt de la visite de Biden jeudi à Bruxelles est de lui dire, qu’être alliés cela nécessite lorsqu’on est attaqué directement ou indirectement, que l’autre allié qui a la chance d’avoir dans son sous-sol du gaz et du pétrole se mette à le produire ou à l’exporter encore plus vers l’Union européenne.
Il y a aura donc une facture économique élevée à cet embargo mais elle sera d’autant plus élevée sur le plan environnemental ?

Thierry Bros : Absolument. Et malheureusement cela est lié à une politique énergétique incohérente. On l’a vu déjà en 2021 où les chiffres des émissions de CO2 sont supérieures non seulement à 2020, année de pandémie de Covid, mais aussi à 2019. Donc, nous n’allons pas dans le bon sens au niveau environnemental.
C’est pour cela qu’il faut trouver une solution pragmatique à cette guerre et après : donc si on suspend le marché de CO2, après il faudra le remettre en place de façon beaucoup plus résiliente et forte. L’UE discute en ce moment de la taxe carbone aux frontières européennes, on pourrait imaginer qu’en 2023 ou 2024 on mette en parallèle la taxe carbone aux frontières et le marché de CO2 mais sans les dons de permis de polluer qui représentent une part de 43% ce que beaucoup de monde oublie.

Ainsi, 2022 et peut-être 2023 seront marquées par de fortes émissions de CO2 et une énergie chère et rare. Mais peut-être qu’au sortir de cette crise à partir de 2023-2024, on pourra aller vers une énergie un peu moins chère, un prix du CO2 un peu plus élevé et des émissions de CO2 en baisse.

 Comment la politique énergétique peut-elle influer sur l’évolution de la guerre en Ukraine ?

Thierry Bros : N’étant pas un expert militaire, il m’est difficile d’y répondre. Ce que je sais, c’est que la facture énergétique s’élève à ce fameux milliard d’euros par jour que nous payons à la Russie. Si on s’interroge sur le coût de la guerre, on peut certainement imaginer que ce milliard d’euros est conséquent. Etant donné que l’on a déjà tari la réserve financière de la Russie, on peut imaginer qu’en tarissant ces flux financiers, ce que le président ukrainien Zelenski demande, cela va être de plus en plus compliqué au dictateur qui habite au Kremlin de mener sa guerre.

Pourquoi cela ne s’est pas passé lors du sommet de Versailles ? Parce qu’à ce moment là on pensait que la guerre serait courte. La question se repose à chaque fois qu’il y a une victime ukrainienne de plus : est-ce que je continue à acheter mon pétrole et mon gaz à la Russie ?