En pleine Coupe du monde, l’affaire de corruption en lien avec le Qatar entache la réputation d’un Parlement européen qui se veut intransigeant en matière de défense des droits de l’homme. Le scandale oblige l’UE à penser une « autorité indépendante » pour éviter les dérives.
La déflagration du « Qatargate » s’est propagée tout le week-end à une vitesse folle, sous la houlette du juge d’instruction Michel Claise, qui a instruit sans discontinuer le scandale de corruption, depuis vendredi. Les effets sont dévastateurs pour le Parlement européen, dont l’intégrité est remise en cause par le lobbying agressif de l’émirat organisateur du Mondial de football.
La « crédibilité de l’Europe » en jeu
Ce mardi 13 décembre, l’institution réunie en plénière devrait officiellement démettre de ses fonctions la vice-présidente Eva Kaili, chez qui plusieurs centaines de milliers d’euros ont été retrouvées à la suite d’une perquisition. L’élue grecque, écrouée après ce flagrant délit, n’a pas pu bénéficier de son immunité parlementaire, en attendant une décision de justice pouvant conduire à son exclusion en tant qu’eurodéputée.
En Grèce, les sanctions sont déjà tombées sur l’ancienne présentatrice TV de 44 ans. Eva Kaili a été écartée du parti socialiste grec Pasok-Kinal, et le président de l’Autorité anti-blanchiment, Haralambos Vourliotis, a annoncé avoir gelé « les comptes bancaires, les coffres, les sociétés et tout autre actif financier » de l’élue.
La justice belge, elle, suit son cours. Prudemment, le parquet ne nomme pas directement le Qatar, mais « un pays du Golfe ». Le juge d’instruction suspecte le « versement d’importantes sommes d’argent ou l’offre de cadeaux significatifs à des tiers ayant une position politique et/ou stratégique permettant, au sein du Parlement européen, d’influencer les décisions ».
Des faits qui sans attendre le jugement entaillent la « confiance dans les personnes au cœur de nos institutions », a admis lundi 12 décembre la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen avant une session parlementaire très perturbée par l’affaire. « Il en va aussi et surtout de la crédibilité de l’Europe », a déclaré, dépité, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, à son arrivée pour une réunion des ministres des affaires étrangères à Bruxelles.
Question d’exemplarité
Derrière Eva Kaili, tout un réseau de compromission, constitué en partie de proches. Son compagnon, Francesco Giorgi, un assistant parlementaire du groupe socialiste (S & D), fait partie des six personnes interpellées. De même que le père de l’eurodéputée, remis en liberté, appréhendé en possession d’un sac de billets dont il était le transporteur. Parmi les accusés figure aussi l’ancien eurodéputé socialiste Pier Antonio Panzeri (2004 à 2019), président de l’ONG Fight Impunity qui lutte pour les droits humains, et le secrétaire général de la Confédération syndicale internationale, Luca Visentini.
L’eurodéputée Sylvie Guillaume ne décolère pas, devant le champ de ruines. Avec sa collègue polonaise Danuta Hübner (PPE, droite), cette élue a passé un an, lors de la dernière mandature, à œuvrer pour mettre sur pied un registre de transparence qui répertorie les rencontres de lobbyistes. Pour Sylvie Guillaume, c’est toute une institution, connue pour tenir les positions les plus maximalistes en termes de moralisation de la vie publique et sur les droits fondamentaux, qui est à terre.
« Comment expliquer à la Bulgarie qu’elle ne peut pas entrer dans Schengen car elle ne peut pas garantir l’intégrité de sa frontière ? Et en Hongrie, le premier ministre Viktor Orban va rire comme un bossu, alors que l’UE s’apprête à statuer sur le mécanisme de suspension des fonds européens pour non-respect des normes anticorruption. Je suis écœurée de me dire qu’il s’en sortira peut-être à nouveau, à cause de cette affaire. »
À Bruxelles, près de 13 000 lobbys
À Bruxelles, ville souvent décrite comme la « capitale des lobbyistes », les institutions européennes sont en permanence soumises à l’influence de groupes de pression. Actuellement, 12 800 organisations sont enregistrées dans la capitale belge, de TotalEnergies à Greenpeace. Les cas de conflit d’intérêts, de copié-collé suspects dans les travaux parlementaires, de pantouflages douteux après l’exercice d’un mandat, sont légion au Parlement comme à la Commission. Ils ont généré leur lot de garde-fou. Les eurodéputés doivent par exemple présenter une déclaration d’intérêts financiers. Mais jamais un cas aussi grossier de corruption n’avait éclaté dans l’hémicycle européen.
Le Belge Philippe Lamberts, coprésident des Verts au Parlement européen, reconnaît avoir « tiqué », le 24 novembre, quand « le groupe socialiste s’est mué en grand défenseur du Qatar » sous l’impulsion d’Eva Kaili. S & D avait rejeté une motion du Parlement sur l’état des droits humains dans le pays du Golfe à l’approche de la Coupe du monde de football. L’élue grecque avait alors qualifié le Qatar de « précurseur en matière de droit du travail ».
Le 1er décembre, Eva Kaili s’était invitée en tant que remplaçante dans la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen pour s’assurer de l’aval nécessaire en vue d’obtenir l’exemption de visas des citoyens du Qatar dans l’espace « Schengen ». Au final, le Qatar n’y gagnera sans doute pas. En réponse au scandale, le groupe des Verts et les sociaux-démocrates ont d’ores et déjà annoncé qu’ils ne voteraient pas ce démarrage de négociations pour libéraliser les visas.
Pistes de réformes
Ursula von der Leyen a réaffirmé sa proposition de créer « une autorité indépendante » sur les questions d’éthique dans les institutions de l’UE. Dans ce nouveau standard à construire, les eurodéputés s’intéressent de près à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique instaurée en France en 2013 en réaction au scandale déclenché par l’affaire Cahuzac. « Nous gagnerions sans doute à généraliser ce système qui épluche les comptes des élus pour déterminer s’il y a eu un enrichissement frauduleux au cours d’un mandat », défend Sylvie Guillaume.
Philippe Lamberts, lui, propose que le registre de transparence limité à une liste officielle de lobbyistes puisse être « étendu aux rencontres d’ordre diplomatique » organisées par des États tiers. Voilà qui aurait été sans doute utile pour lever plusieurs loups dans l’agenda d’une Eva Kaili régulièrement invitée à prendre la parole au forum de Rhodes, événement de tendance pro-russe organisé par l’oligarque Vladimir Iakounine, l’ex-roi des chemins de fer russe. Eva Kaili s’était également rendue au Qatar début novembre, saluant le bilan positif du ministre qatari du travail, sous l’approbation de l’ambassadeur de l’UE à Doha, Cristian Tudor.
Raphaël Glucksmann, qui préside la commission spéciale contre les ingérences étrangères, voit sous un jour nouveau ses propres fonctions jusque-là concentrées sur les manœuvres d’influence de la Russie ou de la Chine. « Je ne cesse de prévenir que la corruption et la pénétration d’intérêts étrangers touchent tous les pays européens et tous les partis politiques. De droite et de gauche », avertit l’eurodéputé social-démocrate qui prône un renfort de son pouvoir d’investigation. Mais Philippe Lamberts prévient : « Tous ces contrôles ne pourront jamais empêcher une valise de billets. »
Le Parlement européen en chiffres
Le Parlement européen représente les quelque 450 millions de citoyens européens à travers les 27 États membres de l’UE.
Il s’agit de la seule institution européenne dont les membres sont directement élus, au suffrage universel, tous les cinq ans. Les prochaines élections européennes auront lieu en 2024.
Il dispose de pouvoirs législatifs, budgétaires et de contrôle politique.
Depuis le 18 janvier 2022, le Parlement européen est présidé par la Maltaise Roberta Metsola, assistée de 14 vice-présidents.
Il est composé de 705 députés rassemblés en 7 groupes politiques, allant de l’extrême gauche à l’extrême droite.
La rémunération mensuelle des députés s’établit à 7 316,63 € après déduction de l’impôt européen et des cotisations sociales. Elle est soumise à un impôt national dans plusieurs États membres, et varie donc selon le régime fiscal en vigueur dans chaque pays d’élection.