Accusé de soutenir un groupe rebelle qui déstabilise l’est de la République démocratique du Congo, le pouvoir rwandais revendique son droit à se défendre et reproche à la communauté internationale de l’avoir « laissé tomber » pendant le génocide de 1994.
Kigali s’est tue, dimanche 7 avril. Dans les rues désertes, les boutiques ont gardé leurs rideaux fermés. Pas un moto-taxi rouge en station au bord des trottoirs. Même les cloches des églises ont cessé de sonner. Bouclée pour quelques heures par la police, la capitale rwandaise a commémoré le trentième anniversaire du génocide des Tutsi. « Kwibuka », intiment les autorités : « Souviens-toi » du 7 avril 1994, lorsque le pire des crimes a débuté. « Souviens-toi » comment, durant trois mois, des Rwandais ont massacré avec minutie au moins 800 000 autres Rwandais.
Alors que, dans le pays, des charniers continuent d’être mis au jour, Kigali n’oublie pas, même si le Rwanda a profondément changé au cours des trois dernières décennies. Désormais réputée pour son ordre, son bitume impeccable et ses bosquets parfaitement taillés, la capitale est devenue la vitrine du destin hors du commun de ce pays d’Afrique des Grands Lacs, le symbole de son développement éclair sans égal sur le continent, de sa réussite économique et de son modèle politique.
Un homme, aussi adulé que critiqué, porte cette renaissance : Paul Kagame, 66 ans dont trente à la tête du Rwanda. Un dirigeant à la gouvernance autoritaire qui brigue à la mi-juillet un quatrième mandat qu’il a peu de risque de perdre. C’est lui qui, à la tête du Front patriotique rwandais, a mis un terme au génocide, en juillet 1994, en prenant le pouvoir à Kigali, chassant, puis traquant les responsables des massacres. Lui toujours qui, trois décennies plus tard, a rallumé la flamme du Mémorial de Gisozi, où reposent les restes de 250 000 victimes du dernier génocide du XXe siècle.
La communauté internationale pointée du doigt
Puis les commémorations officielles se sont poursuivies à la BK Arena, une immense enceinte aux murs, plafonds et sol tapissés de noir pour l’occasion. La salle, où s’étaient rassemblées 5 000 personnes, n’était illuminée que par une œuvre symbolisant un arbre dont les « racines représentent la mémoire du passé » et les branches, « la protection que n’ont pas eue les familles durant le génocide et sur laquelle elles peuvent désormais compter », selon le gouvernement rwandais.
Le péril génocidaire est une affaire du présent, a expliqué Paul Kagame dans un discours offensif de plus d’une demi-heure, répondant aux mises en cause de la communauté internationale. Alors que plusieurs rapports attestent du soutien actif de Kigali à la rébellion du Mouvement du 23 mars, qui a repris son offensive dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le Rwanda est sommé par plusieurs Etats, dont la France, de cesser d’apporter son aide aux insurgés.
Le président rwandais a, en substance, invoqué le droit et même la nécessité de se défendre. « On assiste à une indifférence semblable à celle qui prévalait entre 1990 et 1994. Cherche-t-on un autre million de morts ? », avait mis en garde, avant lui, Jean-Damascène Bizimana, le ministre de l’unité nationale et de l’engagement civique.
Après 1994, « les forces génocidaires ont fui vers la RDC, avec l’aide extérieure. Elles ont conduit des centaines d’attaques pendant cinq ans. Les survivants sont toujours dans l’est du Congo (…). Leurs objectifs n’ont pas changé et la seule raison pour laquelle leur groupe, connu sous le nom de FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda], n’a pas été démantelé, c’est parce qu’il sert des intérêts secrets », a affirmé le président Kagame. Il a ajouté que « le Rwanda prend toutes ses responsabilités pour sa propre sécurité. Nous y aurons toujours une attention maximale, même si nous sommes seuls ».
De plus en plus critique à l’égard de Kigali, la communauté internationale a été particulièrement ciblée, dimanche, par le dirigeant rwandais. « C’est [elle] qui nous a tous laissé tomber, que ce soit par mépris ou par lâcheté », a-t-il déclaré devant onze chefs d’Etat et de gouvernement. Plusieurs anciens présidents étaient présents, dont Bill Clinton, au pouvoir à Washington pendant le génocide, et Nicolas Sarkozy, venu à titre personnel, sa fonction d’administrateur du groupe Accor le menant régulièrement à Kigali.
Couac à l’Elysée
La France, que Paul Kagame a par le passé plusieurs fois accusée de complicité dans le génocide, a été particulièrement pointée du doigt. Le président rwandais a notamment évoqué le cas de Callixte Mbarushimana, qui serait impliqué dans le meurtre de plusieurs dizaines de personnes pendant le génocide, dont une cousine de Paul Kagame, et vivrait toujours dans l’Hexagone.
Arrêté à la demande de la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité commis dans l’est de la RDC en 2009, cet ancien employé des Nations unies avait été libéré faute de preuve en 2011 après un an de détention. Il est retourné en France où il bénéficie depuis 2003 du statut de réfugié politique, malgré une information judiciaire ouverte après une plainte pour génocide déposée par le collectif des parties civiles pour le Rwanda en 2008. La France n’a commencé à juger des génocidaires présumés qu’en 2014, à raison de deux procès par an. Une lenteur de la justice que regrettent les autorités rwandaises et les ONG de défense des droits humains.
Aucun président français en exercice n’a assisté au lancement des commémorations du génocide depuis trente ans. Emmanuel Macron a décidé que, pour le trentième anniversaire non plus, le plus haut niveau de l’Etat ne serait pas à Kigali, arguant un « problème d’agenda » puisqu’il se trouvait au même moment sur le plateau des Glières, en Haute-Savoie, pour rendre hommage aux résistants de la seconde guerre mondiale. M. Macron a chargé Stéphane Séjourné, son ministre des affaires étrangères, et Hervé Berville, son secrétaire d’Etat à la mer, d’origine rwandaise, de s’y rendre, signe que la relation entre Paris et Kigali n’est toujours pas totalement apaisée.
En 2021, un pas majeur avait été franchi. Un discours d’Emmanuel Macron avait permis de reconnaître la « responsabilité accablante [de la France] dans un engrenage qui a conduit au pire », mais sans évoquer de complicité ni de culpabilité. Ces mots inédits ont permis de mettre fin à vingt-cinq ans de crise diplomatique.
Cette année, la France n’a pas voulu aller plus loin. « Je crois avoir tout dit ce 27 mai 2021, quand j’étais parmi vous. Je n’ai aucun mot à ajouter, aucun mot à retrancher de ce que je vous ai dit ce jour-là… Et vous dire que ma volonté, celle de la France, c’est que nous continuions d’avancer ensemble, main dans la main », a déclaré le président français dans une vidéo diffusée dimanche.
Des mots qui sonnent comme un rétropédalage après les éléments de langage que l’Elysée avait laissé fuiter, jeudi. « Le chef de l’Etat rappellera notamment que, quand la phase d’extermination totale contre les Tutsi a commencé, la communauté internationale avait les moyens de savoir et d’agir (…) et que la France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté », était-il alors écrit.
Dimanche, avec verve, Paul Kagame a fait savoir à Paris son mécontentement. Et a conclu à l’endroit de la communauté tout entière : « Notre peuple ne sera jamais – je veux dire jamais – laissé pour mort à nouveau. »