Sur la tête, une casquette noire siglée «1619», en référence à l’année d’arrivée des premiers esclaves aux États-Unis, pour mieux mettre en exergue une barbe poivre et sel garnissant une mine «oxymorique» mêlant jovialité et dureté, selon le propos. C’est ainsi qu’est apparu, mardi, Spike Lee, à la conférence de presse d’ouverture de la 74ème édition du Festival de cinéma de Cannes (France). Le réalisateur new-yorkais, premier cinéaste noir à diriger le jury de ce prestigieux festival, a toujours placé la question des Noirs, aux États-Unis, au cœur de son engagement politique et artistique. «Il est plus Ghetto américain qu’africain», tempère un célèbre homme des médias, spécialiste des États-Unis qui requiert l’anonymat, pour «des raisons personnelles». Pourtant, Spike Lee est perçu comme une fierté sur le continent africain.
Vendredi 2 juillet, il est l’hôte de l’ambassadeur du Cameroun en France, en marge de l’ouverture du Festival de Cannes. Grandi à Brooklyn et New York, Spike Lee a toujours «envié» ses amis américano-italiens qui repartaient dans leurs familles en Italie. La problématique de l’origine était au cœur de ses questions d’identité. Au début des années 2000, un test Adn a permis à Shelton Jackson Lee (de son vrai nom) de retracer sa lignée entre le Cameroun et le Nigeria fragmentée par la traite négrière. Mais avant la mode de ces analyses d’empreinte génétique pour retrouver ses origines, Spike Lee portait déjà le costume sénégalais.
Dakar, un Jungle fever
Le pays de la Teranga n’a jamais mieux porté son nom que sous le regard de Spike Lee en étant sa porte du voyage pour toujours vers le continent mère. En mai 1991, «Jungle fever», son premier succès commercial, lui vaut une présence remarquée au Festival de Cannes. Après la projection du film, une des questions qui lui est posée lors de la conférence de presse porte sur… le Sénégal. «Il a répondu sans sourciller : «J’y ai connu l’expérience la plus riche de ma vie», raconte Bara Diokhané, présent ce jour-là dans la salle en tant qu’invité du réalisateur américain, avocat aux Barreaux de Dakar et de New York. «Pour être inscrit au Barreau new-yorkais, il me fallait des recommandations. Spike Lee l’avait fait pour moi», précise la robe sénégalaise. Mais les deux hommes se sont connus bien avant cet épisode grâce à une connaissance commune. Dans le cadre du projet du film Malcolm X, le réalisateur noir américain avait appris que Nelson Mandela prévoyait d’effectuer une visite au Sénégal et qu’un grand concert allait être donné à l’occasion de sa libération de prison. Peter Gabriel, Bobby McFerrin, Youssou Ndour, entre autres, devaient s’y produire. «Et comme Spike avait envie de faire figurer Mandela dans son film, c’est ainsi qu’il m’avait contacté par l’intermédiaire d’une connaissance commune. Je l’ai accueilli à Dakar. Pendant 10 jours (entre fin mars et début avril 1991), j’ai participé à son éducation africaine et ses retrouvailles avec le continent de ses origines», restitue Bara Diokhané. La visite de Mandela étant finalement annulée, Spike Lee avait profité de l’occasion pour visiter le pays. Il y avait découvert la colossale et puissante œuvre cinématographique d’Ousmane Sembène et le travail de l’artiste plasticien Mor Faye dont il est devenu un collectionneur.
De Touba à La Mecque
Il s’était également déplacé à Touba pour une raison assez spécifique. « Comme tout le monde le sait, Malcolm X a effectué le pèlerinage à La Mecque. Pour les besoins de la biopic, Spike devait tourner dans ce lieu saint de l’Islam. Et comme il n’était pas musulman, il lui était interdit d’y mettre les pieds. Nous lui avons parlé du Magal de Touba comme potentiel plan B de son tournage. Sa visite au Sénégal avec la fête d’indépendance, le président Abdou Diouf l’avait convié, ainsi que les autres artistes du concert donné pour Mandela, à une réception au Palais. C’est durant cette soirée qu’il fit la connaissance de l’ambassadeur d’Arabie saoudite à Dakar. Et c’est ce dernier qui lui permit d’avoir l’aval des dirigeants saoudiens pour filmer à La Mecque», explique M. Diokhané.
Le séjour dakarois a permis au producteur Spike Lee de franchir un cap supplémentaire dans la relation personnelle et de travail qu’il avait initiés avec Youssou Ndour. «Nous avions déjà commencé à travailler avec lui», précise Bouba Ndour, frère et producteur de musique dont la trajectoire personnelle épouse à bien des égards celle du réalisateur américain.
Au-delà de la ressemblance physique, qu’il ne rejette pas, Bouba Ndour est arrivé aux États-Unis «au moment de la sortie, en 1989, de son troisième film, «Do the right think». Le désormais chroniqueur «out spoken» de l’émission «Jakkarlo bi» le voyait comme une des premières icônes noires cinématographiques. Quand deux ans plus tard, il voyage avec lui au Sénégal, cela devient très inspirant. «Les bonnets qui avaient accompagné la chanson «Wooy», l’idée venait de la visite d’une des boutiques de merchandising de Spike Lee à New York. C’est devenu à la mode au Sénégal», rappelle M. Ndour.
Coïncidence heureuse
Et quid du choix de nommer une maison de production «Xippi», avec le branding de casquettes siglées X au moment où le film Malcolm X battait tous les records dans le monde ? «C’était une coïncidence», jure Bouba Ndour qui ajoute : «J’avais fait moi-même le rapprochement. J’ai dit à Youssou que le X pouvait faire référence au X de Malcolm X». Au-delà des gadgets, la rencontre entre Youssou Ndour et Spike Lee allait déboucher sur la réalisation du mythique album «New Africa». «La maison de production de Spike Lee avait produit cet album qui a été nommé aux Grammy Awards. «Le clip Africa Remember a été réalisé à New York par un Sud-africain salarié de son entreprise sous sa supervision personnelle», précise Bouba Ndour.
Durant son séjour sénégalais, Spike Lee avait l’habitude de dire à Youssou Ndour. «Your country, it’s a paradise» (ton pays, c’est le paradis), à la vue du cadre de vie avec des plages partout à Dakar, le soleil en abondance, les belles tenues des Sénégalais et la nourriture locale. «Il finissait toujours par nous poser la question : mais avec un pays comme ça, qu’est-ce que vous faites aux États-Unis», sourit Bouba Ndour. Il n’était pas foncièrement différent de nos valeurs, selon Bara Diokhané. «Il est très famille, sa sœur a joué dans ses films, son frère participait à la photographie. Il est très attaché à sa grand-mère. Il a un caractère fort nécessaire pour réussir dans ce milieu», poursuit l’avocat qui officie entre Dakar et New York. Pour ce dernier, Spike Lee avance, mais n’oublie pas les gens, ni ce que Dakar et le Sénégal lui ont rapporté. «Il y a 4 ou 5 ans, on s’est croisés par hasard à New York. Ce fut comme si on ne s’était jamais quittés». Les liens professionnels et personnels ont fini, en revanche, par se distendre avec la famille Ndour. «On ne peut pas réfuter qu’il aime l’Afrique. Mais aimer l’Afrique, c’est une chose, la connaître, c’en est une autre. Quand tu te réclames leader de la culture urbaine aux États-Unis, t’es obligé de te lier avec des cadors du continent», égratigne Bouba Ndour.
Binaire mais universel
Sur la complexité du personnage, le célèbre homme des médias à l’anonymat requis fournit une pierre supplémentaire dans le jardin de Spike Lee. «C’est un personnage controversé. Dire qu’il aime l’Afrique ou se bat pour l’Afrique résulte d’un propos généraliste et global. Il a une vision binaire de la société. C’est très communautaire, les noirs d’un côté, les Blancs de l’autre. C’est une manière très clivante de voir la vie. D’ailleurs, c’est pour cela que son cinéma a mis du temps à être perçu comme un message universel». Une description qui n’est pas totalement validée par Bara Diokhané. «Dans plusieurs de ses films («25 hours», par exemple), il y a plus de Blancs que de Noirs. C’est réducteur de dire cela. Spike Lee est quelqu’un qui a une grande conscience citoyenne. C’est sa marque cinématographique. Il a positivé l’image de l’homme noir. Être pro Noir dans un monde qui a toujours exclu les Noirs, c’est universel comme message. Hollywood est une arme culturelle du système américain. Le cliché du Noir, c’est pas pour lui», plaide l’avocat sénégalais.
Passé de la marge de l’industrie du cinéma mondial à la consécration (présider le Festival de Cannes), Spike Lee a pu le faire parce que les choses ont évolué. Le contexte est plus favorable avec le mouvement de fond du Black Lives Matter. Au début des années 1990, dénoncer le tabassage de Rodney King est moins clivant que de dire que «le frère Eric Gardner» ou «le roi George Floyd» ont été «tués, lynchés», comme il a pu s’en indigner en conférence de presse, mardi, à l’ouverture du Festival de Cannes.
À Dakar, Bouba Ndour se souvient du même homme avec une conscience politique affirmée et une force d’indignation revendiquée : «Spike Lee n’a pas changé, mais ce sont les gens qui ont changé. Rodney King était un combat mais aussi une opportunité pour montrer qu’il faisait partie des Noirs qui avaient une voix. Avec George Floyd, il y a eu plus de consensus. Après la pluie, vient le beau temps».
À 64 ans, Spike Lee fait désormais office de sage avec un savoir encyclopédique dont quelques rayons bien inspirés trouvent leurs sources au Sénégal et en Afrique. À Paris, il a promis de faire partie de la fête du football africain de janvier prochain lors de la Coupe d’Afrique des nations organisée par le Cameroun de ses origines paternelles.
LeSoleil