Bienvenue dans le monde de l’hypervélocité ! Les grandes puissances se livrent actuellement une course à l’armement hypersonique. Russie et Chine sont en tête. Les États-Unis tentent de combler leur retard. Et les Français, très performants, restent discrets. Les missiles hypersoniques, de quoi s’agit-il ? Que signifie cette course ? Explications avec Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. Le 18 mars 2022, l’armée russe a utilisé pour la première fois cette arme dans sa guerre en Ukraine.
Moscou frappe l’Ukraine avec des missiles hypersoniques
Au 24e jour de son invasion de l’Ukraine, l’armée russe annonce avoir utilisé la veille des missiles hypersoniques. Selon le porte-parole du ministère de la Défense, Igor Konachenkov, « le 18 mars, le complexe aéronautique Kinjal avec ses missiles balistiques hypersoniques a détruit un un important entrepôt souterrain de missiles et de munitions de l’aviation de l’armée ukrainienne dans la localité de Deliatine, dans la région d’Ivano-Frankivsk » dans l’Ouest de l’Ukraine. C’est la première fois que Moscou annonce avoir recours en combat à cette arme.
Qu’entend-on par missile hypersonique et en quoi, si ce n’est la vitesse, ces missiles sont-ils différents de ce qui existait jusque là ?
Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique : Ce sont tout d’abord des armes caractérisées par leur capacité à se déplacer et à maintenir des vitesses supérieures à Mach 5, c’est à dire cinq fois la vitesse du son, en clair autour de 6000 km à l’heure minimum.
Deux types d’armes hypersoniques sont développées voire produites dans les grandes puissances militaires. Les missiles de croisière hypersoniques, d’abord. Ils fonctionnent de la même manière que les missiles de croisière subsoniques, c’est à dire ceux qui se déplacent sous la vitesse du son. Les planeurs hypersoniques, ensuite. Ces planeurs sont lancés par un missile balistique ou par un lanceur spatial. Ils sont libérés pour entrer rapidement dans la haute atmosphère, planer vers leur cible en suivant une trajectoire qui épouse la courbure de la terre.
Les missiles de croisière volent dans l’atmosphère, contrairement aux missiles balistiques qui vont effectuer une grande partie de leur vol hors de l’atmosphère, dans l’espace exo-atmosphérique, suivant une trajectoire balistique.
Ce qui distingue ces deux types de vecteurs, c’est qu’ils peuvent être manœuvrés sur une très grande partie du vol. Leur cible et leur trajectoire peuvent être modifiées en vol.
Ce sont donc des armes très rapides, même si elles le sont moins que les missiles balistiques traditionnels qui volent jusqu’à Mach 20 (20 fois la vitesse du son), mais elles sont difficilement détectables. Et elles sont manœuvrables sur la quasi-totalité de leur vol, ce qui les rend bien plus précises. Ce peut être un réel avantage dans un combat aéronaval, par exemple.
C’est un champ de la recherche et du développement militaire qui classe les pays les uns par rapport aux autres.
Benjamin Hautecouverture, chercheur.
À quoi correspond cette course ? Est-ce la suite logique d’une histoire de l’armement ou est-on dans un contexte géopolitique particulier qui rend nécessaire cette technologie?
Benjamin Hautecouverture : Il s’agit d’une révolution qui étonne et qui surprend tout le monde depuis deux ou trois ans, mais en réalité, l’on se situe dans un temps long. La R&D sur l’hypervélocité commence avant la fin de la Guerre froide. Pour la Chine, la Russie et les Etats-Unis, il s’agit d’un marqueur de puissance.
C’est un champ de la recherche et du développement militaire qui classe les pays les uns par rapport aux autres. En Chine, par exemple, la recherche est motivée par un consensus absolument écrasant des élites selon lequel la technologie hypersonique va entraîner l’une des plus importantes révolutions militaires de l’Histoire, même si, en réalité, quand on regarde le détail, ce n’est pas forcément vrai. Mais pour eux, il faut s’engager dans cette course pour la gagner.
On parle beaucoup de cette course aux missiles hypersoniques et des performances russes et chinoises en la matière, alors que précisément, le monde occidental s’alarme des velléités russes sur l’Ukraine et chinoises sur Taïwan. N’y a-t-il pas une volonté, notamment américaine, de gonfler la menace ?
Benjamin Hautecouverture : Non, je ne pense pas parce que l’avance est réelle en Chine et en Russie. Cela leur donne un avantage stratégique réel difficilement acceptable pour les États-Unis, qui ne peuvent tolérer d’être perçus comme en retard de leurs deux compétiteurs.
En revanche, la menace stratégique, elle, est probablement gonflée. En effet, les capacités chinoises et russes sur le plan balistique sont telles qu’elles préexistent à la mise en œuvre opérationnelle de nouvelles armes hypersoniques à capacité duale.
Russes et Chinois en pointe, Américains à la traîne
Le jour de Noël, alors que les États-Unis annonçaient la mise en orbite d’un nouveau télescope spatial, James-Webb, les Russes, eux, annonçaient avoir tiré « une salve » de missiles hypersoniques. Cette atmosphère rappelle les grandes heures de la Guerre froide. Je pense notamment à la crise du Spoutnik à la fin des années 50.
Benjamin Hautecouverture : Ces événements, comme leur couverture médiatique témoignent d’une accélération de la course à la technologie. Cela n’est pas une caractéristique inédite de notre temps, loin s’en faut, mais elle apparaît comme étant de plus en plus marquée entre les principales puissances.
C’est évidemment une tendance inquiétante, tant sur le plan de la stabilité stratégique que sur celui des dépenses publiques qui risquent de s’envoler considérablement dans plusieurs États.
La presse britannique rapportait récemment que la Chine avait procédé au tir d’un engin hypersonique qui a fait un tour complet de la planète…
Benjamin Hautecouverture : En restant prudent sur les caractéristiques précises de cet essai, il se serait agi d’un tir depuis un lanceur spatial qui aurait mis en orbite basse un planeur hypersonique qui aurait quasiment effectué une révolution sur une orbite complète avant de redescendre sur le territoire chinois.
Il s’agirait d’un engin à capacité duale, c’est-à-dire capable d’emporter des armes nucléaires.
Concrètement, cela signifie qu’aujourd’hui, la Chine ou la Russie, peuvent taper n’importe où dans le monde avec une arme conventionnelle ou nucléaire ?
Benjamin Hautecouverture : Oui, mais une fois encore, c’est déjà le cas avec leurs missiles balistiques à portée intercontinentale. Il ne faut donc pas s’affoler outre mesure. La nouveauté réside dans le fait que ces nouvelles armes sont beaucoup plus difficiles à appréhender via, par exemple, les systèmes antimissiles que développent les Américains depuis plus de 20 ans.
Dans le cas d’armes hypersoniques, elles suivent une trajectoire dans la haute atmosphère qui suit la courbure de la Terre et sont très difficiles à détecter.
Pourquoi les Américains sont-ils en retard dans cette course aux armes hypersoniques ?
Benjamin Hautecouverture : Pour des raisons de choix Industriels, programmatiques, stratégiques, facteurs qui se combinent.
Ils ont été surpris par la rapidité des Russes et des Chinois s’agissant du rythme de développement voire de l’entrée en service de systèmes opérationnels. Les Américains n’avaient pas non plus anticipé la dangerosité de ces nouvelles armes dans un environnement stratégique qui se dégrade à une vitesse accélérée depuis quelques années.
La France, un champion très discret
Quant à la France, curieusement, elle est très en pointe sur ces armes hypersoniques, mais elle est aussi très discrète…
Benjamin Hautecouverture : Il y a en effet une volonté de discrétion.
Cela étant, la France ne se cache pas de développer un missile air-sol nucléaire dans les vitesses hautement supersoniques pour équiper nos forces aériennes stratégiques autour de 2035. Par ailleurs, notre pays a, en grande partie grâce à l’Office national d’études et de recherche aérospatiale (Onera) une avance technologique importante dans le domaine de l’hyper vélocité.
Sous la maîtrise d’œuvre d’Ariane, un démonstrateur de planeur hypersonique doit être testé en vol probablement dans le courant de l’année, mais il y a peu de communication officielle pour le moment La France ne se situe pas dans la surenchère, ou dans la démonstration politique, ni dans la compétition effrénée, mais dans le développement raisonné de ce qui est perçu comme une nécessité technologique pour être en phase avec les nécessités technico-opérationnelles du combat dans un futur proche.
En Corée du Nord, « un autre registre«
Un autre acteur est intervenu dans cette course, c’est la Corée du Nord qui a annoncé début janver son essai de missile hypersonique…
Benjamin Hautecouverture : Quand les Nord-Coréens ont parlé de missile hypersonique, ils se référaient à l’essai du mercredi 12 janvier dernier.
Il s’agissait probablement en réalité d’un missile balistique muni d’un nouveau système de transport de carburant pour tenir dans des températures hivernales extrêmes. Il s’agit d’un pas de plus dans le processus de modernisation de leurs capacités balistiques. Cet essai semble avoir confirmé les performances de cette nouvelle technologie (contrôle de vol et stabilité du missile alors même que sa tête est pourvue d’une capacité à effectuer un mouvement latéral).
Il convient néanmoins de rester très prudent sur les annonces nord-coréennes. Ce qui est certain, c’est que nous ne sommes pas dans l’hyper vélocité d’un planeur ou d’un missile de croisière telle qu’elle est développée par les grandes puissances nucléaires.