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Nigeria Air, « fausse » Compagnie Aérienne et vrai Scandale de l’ère Buhari

Une enquête parlementaire a conclu que la mise en place d’une firme nationale de transport aérien dans les derniers jours de l’administration sortante s’apparentait à une « fraude ».

Ce qui devait être l’un des symboles de la fin de mandat de Muhammadu Buhari sera peut-être l’un des derniers scandales de sa présidence à la tête du Nigéria. Le 26 mai – trois jours avant le terme officiel du chef de l’Etat sortant – les responsables du ministère de l’aviation ont dévoilé en grande pompe le « premier avion » floqué aux couleurs de Nigeria Air. Mais les auditions menées depuis lundi 5 juin par un comité parlementaire ont révélé que le « prétendu lancement » de Nigeria Air est « entouré de zones d’ombre, opaque, et susceptible de ternir l’image du Nigeria à l’international. »

L’opération de communication a déraillé avant même d’avoir commencé avec la publication d’une vidéo, devenue virale, montrant l’appareil sur le tarmac de l’aéroport Bole International, à Addis-Abeba, le matin du 26 mai. « Si vous mettez l’image en pause, vous verrez clairement que cet appareil est immatriculé par Ethiopian Airlines sous le numéro ET-APL », indique sur Twitter le journaliste et lanceur d’alerte nigérian David Hundeyin, qui a révélé l’affaire le jour même.

Alors que le ministre de l’aviation sortant, Hadi Sirika, pose pour les photographes devant l’appareil, le journaliste poursuit son enquête en ligne et démontre rapidement que l’avion acheté en 2010 par Ethiopian Airlines assure régulièrement la liaison Addis-Abeba et Mogadiscio. « Sur l’application de tracking FlightRadar, on peut voir qu’il (…) a disparu pendant cinq jours à Tel-Aviv (pour être repeint) avant de réapparaître à Abuja, où il a été “inauguré” frauduleusement », avance David Hundeyin sur Twitter, captures d’écran à l’appui.

Deal « injuste » et « opaque »

Depuis, l’avion ET-APL a retrouvé ses couleurs éthiopiennes et a repris sa liaison avec la Somalie. Quant au site de Nigeria Air mis en ligne le 26 mai, il ne permet toujours pas de prendre des réservations. « C’est non seulement de la corruption, mais surtout de l’incompétence flagrante », dénonce David Hundeyin, joint par téléphone à Londres où il vit. « Il était très clair qu’ils n’allaient jamais obtenir un certificat de transporteur aérien dans un délai aussi court. Ils auraient pu faire en sorte de trouver un plan de sortie, à la place de quoi ils sont venus parader devant cet avion, en annonçant que trente autres seraient bientôt commissionnés ! », enrage le journaliste.

Le 30 mai, le comité sur l’aviation du Parlement nigérian a convoqué une réunion d’urgence avec « tous les individus et les agences connectées » à cette entreprise « extrêmement controversée ». Le projet d’établir une compagnie nationale nigériane avait été dévoilé dès juillet 2018 lors d’une foire aéronautique en Angleterre, avant d’être suspendu deux mois plus tard. Des voix critiques s’inquiétaient déjà du coût astronomique d’une telle opération, alors que la corruption et la mauvaise gestion avaient déjà précipité la ruine de la précédente compagnie nationale, Nigeria Airways, dans les années 2000.

Mais l’idée a continué à faire son chemin, portée par le ministre de l’aviation. La signature d’un accord avec la compagnie Ethiopian Airlines en septembre 2022 a relancé la machine dans la dernière ligne droite du mandat de Muhammadu Buhari. Selon les termes de cette entente, la compagnie éthiopienne détiendrait 49 % du capital de Nigeria Air, alors que le gouvernement nigérian n’en contrôlerait que 5 %. Le reste serait aux mains d’un consortium de trois investisseurs nigérians.

Cette avancée s’est très vite heurtée à la fronde des opérateurs aériens nigérians (AON), inquiets d’une offensive sur les prix qui risquait de mener, selon eux, à « la liquidation de plusieurs compagnies locales en six mois ». En novembre 2022, une cour fédérale de Lagos a ordonné au gouvernement de suspendre son partenariat avec Ethiopian Airlines, après un recours de huit transporteurs domestiques dénonçant un deal « injuste » et « opaque ».

Cette décision de justice n’a visiblement pas empêché le ministre de l’aviation d’annoncer « le lancement de Nigeria Air », fin mai, au grand dam des compagnies aériennes locales. Le 25 mai, leur conseil juridique a écrit au procureur général de la Fédération nigériane pour dénoncer une tentative de « circonvenir à la décision de justice (…) afin de prétendre que Nigeria Air a commencé ses opérations (…) le tout dernier jour de l’administration sortant, peut-être dans le but de dissimuler diverses infractions aux lois nigérianes, entre autres. »

« Mauvaise foi »

Depuis, le secrétaire permanent du ministère de l’aviation a admis devant les parlementaires que Nigeria Air n’avait pas obtenu son certificat de transporteur aérien, et le directeur par intérim de la compagnie a reconnu que l’avion qui a paradé sur le tarmac de l’aéroport d’Abuja le 26 mai était un vol affrété par Ethiopian Airlines, autorisé à voler au Nigeria durant quarante-huit heures.

Convaincu de l’aspect « frauduleux » de cette opération, le comité parlementaire a demandé au nouveau président nigérian, Bola Tinubu, de suspendre totalement les activités de Nigeria Air et de lancer une enquête approfondie sur le sujet. Des questions restent en suspens, notamment sur l’utilisation des fonds engagés dans cette aventure et qui s’élèveraient jusqu’à 85,42 milliards de nairas (près de 171 millions d’euros) sur huit ans.

« Malheureusement cela montre la mauvaise foi de beaucoup de gens dans les cercles gouvernementaux, qui vont pousser n’importe quelle idée, même si elle n’est pas viable économiquement, afin de s’enrichir personnellement », soupire Cheta Nwanze, à la tête du cabinet d’analyse SBM Intelligence, à Lagos. Celui-ci regrette que le gouvernement précédent ait totalement piétiné la décision de justice obtenue par les compagnies locales en 2022. « Malheureusement, malgré les déclarations du comité parlementaire, je crains que personne ne soit vraiment poursuivi dans cette affaire, note-t-il enfin. Cela enverrait évidemment un très mauvais signal sur l’impunité des dirigeants au Nigeria. »