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Seydi Gassama, Amnesty International / Sénégal : «L’État du Sénégal ne veut pas mettre fin à la souffrance des enfants talibés»

Revenant sur la situation difficile des enfants talibés au Sénégal, Seydi Gassama incrimine directement les autorités sénégalaises. Selon le Directeur exécutif d’Amnesty international/Sénégal, il n’y a pas de volonté politique de mettre fin aux souffrances des enfants talibés. Entretien avec Tribune

Amnesty international a publié cette semaine un rapport qui demande une plus grande protection des enfants talibés au Sénégal. Pouvez-vous nous en donner la quintessence à ce dit rapport ?

Le rapport, qui est le résultat d’une recherche menée au cours des derniers mois, fait le point sur la situation des enfants talibés au Sénégal. Plusieurs entretiens ont eu lieu avec les associations des maîtres coraniques et les acteurs étatiques comme non étatiques de la protection de l’enfance.

Le rapport dresse une situation préoccupante des enfants talibés, une situation dénoncée depuis des décennies par les instances et agences onusiennes en charge de la protection de l’enfance, celles de l’Union africaine et les organisations des droits humains. À toutes ces préoccupations, l’État a répondu par des discours, des engagements sans suite. Il est temps de passer des discours aux actions concrètes pour protéger ces enfants

Le rapport dénonce la mendicité forcée des enfants dans certaines écoles coraniques. Quelles sont les raisons avancées par les maîtres coraniques pour justifier la mendicité des enfants talibés ?

Dans les écoles coraniques où les enfants sont contraints de mendier, les maîtres justifient cette pratique par l’absence de contribution des parents qui leur confient les enfants. Cette explication est la plus communément répandue, même si d’autres invoquent la nécessité d’éduquer les enfants dans la rigueur pour leur inculquer endurance et humilité.

Ce sont-là des arguments qui ne tiennent pas, au vu des lois du pays et de ses engagements internationaux en matière de protection des droits de l’enfant. L’article 3 de la loi n°2005-06 du 10 mai 2005, relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées, et à la protection des victimes, stipule que : «Quiconque organise la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit, embauche, entraîne ou détourne une personne en vue de la livrer à la mendicité ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ou continue de le faire, sera punie d’un emprisonnement de 2 à 5 ans et d’une amende de 500.000 francs à 2.000.000 francs.

Il ne sera pas sursis à l’exécution de la peine lorsque le délit est commis à l’égard d’un mineur, d’une personne particulièrement vulnérable en raison de son âge ou de son état de santé, ayant entraîné une déficience physique ou psychique, de plusieurs personnes, de recours ou d’emploi de contrainte, de violences ou de manœuvres dolosives sur la personne qui se livre à la mendicité». Cette loi n’est malheureusement pas appliquée par l’État du Sénégal. Il en est même de même des dispositions du code pénal qui punissent la maltraitance des enfants, sauf lorsque la maltraitance a fait l’objet d’une grande publicité dans les médias et soulevé une indignation au sein de l’opinion publique.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que ce sont surtout des enfants des rues qui mendient et qu’Amnesty ne fait que stigmatiser les daaras ?

C’est faire un mauvais procès à Amnesty international que d’accuser l’organisation de stigmatiser les daaras. Deux études permettent de réfuter cette accusation. Une cartographie commanditée par la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes (Cnltp), en 2014, dénombrait plus de 54.000 enfants talibés dans la seule région de Dakar, dont 38.079 garçons et 16.758 filles.

L’étude conclut que 53% des enfants trouvés dans les écoles coraniques de Dakar pratiquaient la mendicité, soit 30.160 enfants, tous des garçons. En 2018, une autre cartographie réalisée par l’Ong Global solidarity initiative (Gsi) dénombrait 2042 écoles coraniques à Dakar, avec un effectif de presque 200.000 talibés dont 25% pratiqueraient la mendicité forcée.

Pour Touba, l’Ong a répertorié 1524 écoles coraniques avec un effectif de 127.822 enfants dont 85.000 (66,05%) étaient concernés par la mendicité forcée. La mendicité forcée des enfants talibés est un phénomène omniprésent dans les rues de la plupart des villes et villages du Sénégal. L’enfant talibé, en haillons et la peau couverte de crasse et de plaies, tenant un pot de tomate rouge à la main, illustre mieux que n’importe quelle image le désastreux bilan du pays en matière des droits de l’enfant. L’affaire des talibés enchaînés avait choqué l’opinion. Assiste-t-on à une prise de conscience sociétale sur le sort de ces enfants, ou continuent-ils de souffrir d’une banalisation de la violence à leur égard ?

Une bonne partie de la population sénégalaise trouve inacceptable la violence contre les enfants, les enfants talibés notamment. Les actes de violence, lorsqu’ils sont portés à la connaissance du public par les médias, soulèvent une grande indignation, amenant la justice à poursuivre et à condamner les coupables. Il y a donc une prise de conscience, et un rejet grandissant, de la maltraitance contre les enfants talibés. Le châtiment corporel, l’enchaînement et la négligence des enfants, dans certains daaras, ne doivent plus être tolérés.

Le Sénégal a ratifié de nombreux accords et traités sur la protection des enfants. Le Code pénal punit les violences infligées aux enfants. Comment expliquer la difficulté qu’éprouve l’État à enrayer le problème ? Est-ce lié aux pressions des groupes religieux ?

Il n’y a pas de volonté politique de mettre fin aux souffrances des enfants talibés. Les lois existantes, qui peuvent les protéger, ne sont pas appliquées. Le projet de code de l’enfant, qui a fait l’objet de longues et larges concertations, n’a pas été adopté. Ce code offrirait une protection globale et efficace aux droits de tous les enfants sénégalais, pas seulement ceux des écoles coraniques.

Le projet de loi portant statut du daara, adopté en conseil des ministres le 06 juin 2018, n’a toujours pas été envoyé à l’Assemblée nationale pour examen. Quelques groupes de maîtres coraniques auraient émis des réserves sur le projet. Il est temps de braver les résistances et de faire adopter cette loi qui donne un statut aux daaras et permet à l’État de financer l’enseignement coranique.

Le nouveau daara ou daara moderne, tel que conçu par l’État, permettrait également de créer des passerelles entre l’éducation donnée dans les daaras et l’éducation nationale. Nous en appelons vivement à l’adoption de ces deux textes, mais aussi, à l’augmentation des ressources publiques destinées à la protection de l’enfance qui devraient s’élever à 3% du budget national, conformément aux engagements pris par l’État du Sénégal, au sein de l’Union économique et monétaires ouest africaine (Uemoa).
source:leral